Yoenaï 4

Il la regardait s’activer, envahi par la chaleur, apaisé par la pénombre, repoussant inconsciemment au fond de lui les émotions de la journée.

Il dormait presque quand elle vint s’asseoir près de lui et lui tendit un bol de soupe :

« Mange, c’est chaud… »

Il refusa en murmura doucement :

« J’ai pas faim. »

C’était un mensonge. Il crevait de faim. Mais après l’épisode douloureux du pain sur la plage, il avait peur. Elle comprit. Elle passa la main dans ses cheveux noirs, comme pour le rassurer, et l’obligea à tenir le bol, lui prenant elle-même les mains et refermant ses doigts sur le plat. La douce chaleur le détendit un peu, mais la simple idée d’avaler révoltait déjà son estomac.

« - Il faut que tu manges, t’en as besoin…

-          J’peux pas… gémit-il, surpris lui-même par le son de sa voix qui n’était qu’une plainte effrayée.

-          Si… sourit-elle gentiment. Essaie… Une gorgée au moins… »

           Elle avait effleuré ses joues en disant cela, comme elle l’aurait fait pour un enfant.

           Son regard errait du visage de Yoenaï au bol qu’il tenait dans les mains. Il ne se reconnaissait pas. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Qu’est-ce qu’il lui était arrivé ? Et le nœud qui lui tordait le ventre, qui viendrait le calmer ?

           Il se décida finalement, et trempa ses lèvres dans la soupe. Elle avait bon goût. Et puis la chaleur était agréable. Il lutta contre la panique pour avaler. Il sentit le liquide descendre lentement dans sa gorge, et son estomac se tordre si violemment qu’il en oublia de respirer. Et puis la douleur passa aussi vite, ne laissant que le souvenir d’un éclair.

           Yoenaï l’encourageait des yeux et d’un sourire. Il était persuadé qu’elle savait ce qu’il se passait en lui. Combien de noyés avait-elle repêchés avant lui ? Noyé ?… Ce mot lui souleva le cœur, mais il parvint à se calmer.

           Elle posa doucement la main sur son bras :

           « Essaie de ne pas trop y penser, »

           Il la dévisagea. Oui, elle savait…

           Il se força à boire une seconde gorgée de soupe. Son estomac se révolta encore, moins violemment cependant. Puis une troisième gorgée. Ca allait… La douleur était un peu moins vive chaque fois, et il se rassurait peu à peu.

           Ainsi, lentement, il but tout le bol. Yoenaï l’avait quitté pour se servir, puis s’était rassise près de lui.

           Quand il eut fini, elle lui prit le plat des mains, l’obligea à s’allonger sur le canapé et le borda :

           « Dors »

           La soupe lui avait fait du bien. Il ferma les yeux, prêt à se laisser bercer par les bruits de la vaisselle que faisait la jeune femme.

           Mais il dut se rasseoir au bout de deux minutes. Allongé, il étouffait. Chaque inspiration lui déchirait la poitrine, et c’était insupportable quand il était couché. Cette sensation d’eau salée plein la bouche, l’horreur de suffoquer, tout cela lui revenait par vague. Le cœur battant, il resta assis jusqu’à ce que Yoenaï s’en aperçoive :

           « - Ca ne va pas ?

-          J’ai mal. »

           Elle hocha la tête et vint s’asseoir près de lui. Elle posa la main sur sa poitrine, et, à travers le pull et son T-shirt, il sentit aussitôt une étrange chaleur.

           « Là ? » demanda-t-elle.

           Il confirma de la tête.

           « T’as avalé trop d’eau, dit-elle simplement. Allonge-toi. »

           Il ne voulait pas et se débattit faiblement, cherchant à échapper à son emprise. Mais elle le força, poussant sur ses épaules. Il n’avait pas la force de résister. Elle s’assit sur le bord du canapé, contre lui, et posa ses deux mains à plat sur sa poitrine douloureuse. Il ne comprenait pas ce qu’elle faisait. Il sentait ses mains à travers le tissu, et une chaleur qui l’envahissait doucement, repoussant la douleur. Mais il avait du mal à trouver de l’air, et l’éclat des yeux de Yoenaï l’effrayait. Il avait peur. Il se sentait à sa merci, conscient qu’elle pouvait le sauver ou le tuer. Il aurait voulu parler, comprendre. Il ne parvenait pas à articuler. Seulement tendre le cou, essayer de respirer, tenter d’échapper au pouvoir de ces deux yeux trop bleus…

           Enfin, elle retira ses mains, et il put respirer librement. La chaleur disparut, la douleur revint, mais légère, comme un souvenir. Il se sentait abruti de fatigue, à peine conscient. Il regarda Yoenaï. Ses yeux ne brillaient plus, elle paraissait épuisée, le visage mangé par les cernes. Il voulait savoir, balbutia quelques mots, mais elle posa un doigt sur sa bouche :

           « Chut… Ne dis rien… »

           Il se contenta alors de la fixer intensément. Elle était belle, fatiguée mais belle. S’il avait eu la force de lever la main, il aurait caressé son visage.

           « - Ca va mieux ? demanda-t-elle après un moment.

-          Oui… » souffla-t-il.

           Elle attendit encore, la main posée négligemment sur son ventre à lui, paraissant se reposer. Il sentait monter en lui d’autres émotions, Yoenaï le troublait, l’attirait… Il avait envie d’elle, et il avait peur d’elle. Il sentait qu’il délirait.

           Au bout d’un moment, elle posa à nouveau les mains sur sa poitrine. Il bougea légèrement, gémit :

           « Non… »

           Mais elle fit celle qui n’avait pas entendu. Il sentit la chaleur descendre de ses mains de femme à travers les vêtements, et envahir sa poitrine, puis tout son corps. La douleur n’existait plus. Mais il avait de nouveau du mal à respirer, et il détestait ça. Et puis, son cœur battait trop vite, sans qu’il sache si c’était la peur ou la proximité troublante de la jeune femme. L’éclat dans les yeux de Yoenaï était revenu.

           « Ferme les yeux. Dors, » murmura-t-elle.

           Il chercha à lutter contre le sommeil, mais elle lui baissa elle-même les paupières, d’une caresse légère, et avant qu’il ait pu réaliser quoi que ce soit d’autre, il s’endormit profondément.

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