Yoenaï 10

          Il retrouva les rues de Marseille avec l’impression d’avoir été absent une éternité. Il gara la voiture au pied de l’immeuble de ses parents et monta les 4 étages à grandes enjambées. Il prenait rarement l’ascenseur. Il mit la clé dans la serrure et la porte s’ouvrit. L’appartement était désert. Ses parents étaient partis quelques jours en vacances. Il le savait. Pour ça qu’il était venu se réfugier là.

          Il fit le tour des lieux, lentement. Il venait toujours chez ses parents quand il était à Marseille. Toute son enfance était là. Les photos dans les cadres n’avaient pas changées. D’autres s’étaient rajoutées, au fil des années. Sa grand-mère corse qu’il n’avait pas connu, mais qui lui souriait toujours… Ses neveux et nièces, qu’il adorait…

          Il était presque midi. Il n’avait pas faim. Il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait de sa journée. Il était encore sonné.

          Il entra dans sa chambre. Il l’avait partagée avec son grand frère pendant des années. Et puis Jacques s’était marié, et la chambre lui était revenue en propre. Mais changer le papier-peint n’avait pas effacé les souvenirs…

          Il caressa un ou deux bibelots sur le bureau, jeta un œil par la fenêtre, et pensa soudain qu’une douche lui ferait du bien.

          Il resta longtemps sous l’eau chaude. C’était étrange d’avoir l’appartement pour lui seul. Il croyait entendre ses sœurs râler derrière la porte, et sa mère appeler pour manger. Ca faisait plus de 15 ans qu’il n’habitait plus ici. Mais tout était intact dans sa mémoire.

          En sortant de la salle de bain, encore humide, il se dirigea vers la cuisine. Il ouvrit le frigo, à tout hasard, et sourit, attendri. Sa mère lui avait laissé de quoi manger. De vrais plats. Et un petit mot. Elle savait qu’il viendrait… Il regretta soudain qu’elle ne soit pas là. Il avait besoin de sa chaleur rassurante.

Il prit le plus petit plat qu’il trouva, il n’avait toujours pas faim, et le mit au micro-onde. Pendant qu’il chauffait, il se dit qu’il devrait appeler Julie. Il l’avait laissée sans nouvelles depuis son coup d’éclat au studio. Mais elle n’avait pas cherché à le joindre, et il ne se sentait pas encore le courage de lui parler. Il avait besoin de digérer.

          Il mangea assis sur le canapé en regardant des bêtises à la télé. C’était sensé être drôle, mais il ne sourit même pas.

          Il se sentait fatigué. Un épuisement dont il n’était pas coutumier, l’absence d’envie…

          Il s’allongea sur le canapé, ferma les yeux. Et soudain, le visage de Yoenaï lui apparut. Si belle. Si mystérieuse…

          Il se releva en sursaut. Il fallait qu’il sache qui elle était ! Et d’abord, pourquoi son prénom lui parlait tellement ?

          Il attrapa le téléphone et composa le numéro de son frère. Jacques saurait forcément. Jacques savait toujours tout…

          «  - Allo ?

-          Patrick ? Ca va ?

-          Oui. J’te dérange ?

-          Je suis au bureau. Non tu me déranges pas. »

Il entendit le sourire dans la voix de son frère.

«  - J’ai une question à te poser.

-          Vas-y.

-          Yoenaï, ça te dit quelque chose ?

-          Yo… quoi ? Pourquoi ça devrait ?

-          Yoenaï. Je sais pas… On aurait pas connu quelqu’un qui s’appelle comme ça ?

-          Je crois pas, c’est pas courant. T’as rencontré quelqu’un qui porte ce prénom ? »

Il hésita, et finalement ne répondit pas :

«  - C’est pas grave. Je voulais juste savoir.

-          Yoenaï tu dis ?

-          Oui.

-          C’est le nom d’une sirène, dans la mythologie.

-          Ah. Ben merci. Embrasse toute ta petite famille pour moi.

-          J’y manquerai pas ! Passe à la maison un soir.

-          Oui, merci. »

          Il raccrocha. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire que Yoenaï soit le prénom d’une sirène ? Ca ne résolvait pas son problème !

          Soudain, son cœur manqua un battement. C’était ça ! Yoenaï était une sirène ! C’était évident. Comment aurait-elle pu aller le repêcher sinon ? Et son agilité dans l’eau… Ses yeux envoutants qui l’avaient entrainé… L’étrange pouvoir de ses mains…

          Il dut s’asseoir, un peu étourdi, et s’exhorta au calme :

          « Arrête tes conneries ! Les sirènes n’existent pas ! Et Yoenaï, tu l’as pas rêvée ! Elle n’avait pas une queue de poisson, elle avait deux jambes magnifiques ! T’es cinglé… »

          Il se leva et passa son visage à l’eau fraiche. Il délirait vraiment ces derniers jours.

          Il essaya de penser à autre chose, ralluma la télé, l’éteignit, prit sa guitare pour la reposer une minute plus tard. Il n’y arrivait pas. Yoenaï, sirène… Cette idée l’obsédait. Et son esprit cartésien ne parvenait pas à le raisonner.

          Finalement, à bout, il renonça à lutter. Il fallait qu’il tire cette histoire au clair. Il se leva et regarda les étagères du salon. Elles étaient là depuis toujours, il n’y faisait jamais attention. Mais quelque part là, il y avait l’encyclopédie de son père. Il voulait comprendre.

          Il sortit tous les volumes, sans prêter attention à la poussière, et les étala sur la table. Il passa des heures à fouiller, sur la mythologie, sur les sirènes, sur Yoenaï. Quand il jugea qu’il n’avait plus rien à en tirer, il alluma l’ordinateur et continua son travail de fourmi sur le net.

          Il ne parvenait pas à apprendre grand-chose. Il ne réalisa que lorsqu’il abandonna ce qu’il avait vainement cherché : un dessin de Yoenaï. Pour comparer. Comme si…

          « T’es cinglé » murmura-t-il pour lui-même.

          Pourtant, il aurait tellement voulu voir cette sirène dessinée, et s’assurer que ce n’était pas sa Yoenaï…

          La nuit était tombée depuis longtemps. Il ferma les volets et se fit chauffer à manger. Sa tête ne s’arrêtait pas. Il y avait quelque chose qui n’allait pas…

          Les sirènes attiraient les marins par leur chant et leur beauté, et s’ils les regardaient, elles les entrainaient vers le fond et les noyaient… Il se rappelait de son absence de volonté dans l’eau, quand Yoenaï l’appelait, de sa voix qui ressemblait à un chant… L’aurait-elle noyé ? Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ?

          Et brusquement, il réalisa ce qui clochait. Elle ne l’avait pas noyé, elle l’avait sauvé ! Et nulle part, il n’avait lu que les sirènes sauvaient les hommes… Donc, ce n’était pas une sirène, donc il était fou et ferait mieux d’aller dormir… Soulagé, il trouva enfin du goût à son repas.

          Mais son apaisement ne dura pas. Toutes les légendes avaient leurs exceptions. Peut-être que parfois, les sirènes sauvaient les hommes…

          Il finit son assiette et reprit ses recherches sur le net. A force de chercher, les yeux fatigués par la lumière trop vive de l’écran, il trouva : parfois, une sirène tombait amoureuse, et elle sauvait l’homme qu’elle aimait. Son cœur se serra. Yoenaï… Mais elle enfreignait alors une loi essentielle de son monde, et le payait cher. Rien de plus.

          Soudain malade d’inquiétude, il continua à fouiller frénétiquement les sites sur les légendes. Payer cher comment ? Elle avait dit :

          « Je t’ai sauvé, et je ne le regrette pas… »

          A quoi s’était-elle exposée ? Il n’avait plus rien de rationnel en lui. Il avait peur. Il se souvenait que la mythologie était toujours cruelle. Et rien, rien, rien sur internet !

          Il renonça finalement, éteignit l’ordinateur et se servit à boire. Du cognac, qu’il avala d’un trait. Pendant quelques minutes, l’alcool le ramena à la réalité. Il délirait complètement. Les sirènes n’existaient pas ! Au pire, Yoenaï s’était jouée de lui pour semer le doute dans son esprit perturbé…

Il réussit presque à se convaincre. Mais il voulait quand même savoir ce qu’il advenait des sirènes qui aimaient un homme.

          Sans regarder l’heure, il prit le téléphone :

«  - Allo, Jacques ?

-          Patrick ? fit une voix ensommeillée.

-          Que deviennent les sirènes qui sauvent les hommes ?

-          Patrick ? Tu vas bien ?

-          Euh, oui… Pourquoi ?

-          Tu me réveilles au milieu de la nuit pour me parler de sirènes ! »

Il jeta un œil sur l’horloge : 1h30. Il s’en voulut aussitôt :

«  - Excuse-moi… Laisse tomber, c’est pas grave…

-          Attends frérot… C’est important, non ? »

Il hésita :

«  - Oui…

-          C’est quoi ta question ?

-          Les sirènes, on leur fait quoi quand elles sauvent l’homme qu’elles aiment ?

-          Elles n’aiment pas et ne sauvent pas, elles noient les hommes.

-          Je sais… Mais ça arrive quand même qu’elles tombent amoureuse, non ?

-          Oui. Elles meurent. »

Le cœur de Patrick s’arrêta brutalement :

«  - Pardon ?! fit-il la voix étranglée par la surprise et l’émotion.

-          Ce ne sont que des légendes, sourit Jacques au bout du fil. Je comprends pas…

-          Elles peuvent pas mourir, murmura Patrick comme pour se convaincre.

-          Normalement non, elles sont immortelles. Mais si elles tombent amoureuses, suffisamment fort pour sauver l’homme qu’elles aiment, elles perdent leur immortalité. Et elles meurent le jour où l’homme en question les oublie. Ce qui en général arrive rapidement. »

Le téléphone tremblait dans la main de Patrick.

«  - Merci, souffla-t-il.

-          T’es sûr que ça va ? T’as une voix bizarre… s’inquiéta son frère.

-          Oui… oui ça va, t’en fais pas. Bonne nuit, et pardon de t’avoir dérangé.

-          C’est rien. Bonne nuit. »

          Jacques raccrocha. Patrick garda le combiné dans sa main. Ce n’était pas possible. Elle n’avait pas pu faire ça. Lui sauver la vie au détriment de la sienne… Sans le connaître… Qui méritait ça ?

Il alluma toutes les lumières de l’appartement. Il avait peur de devenir fou.

          « Je t’ai sauvé, et je ne regrette rien… »

          Et sa tristesse insondable en regardant la mer. Et sa prière pour qu’il lui fasse l’amour…

Yoenaï, pourquoi t’as fait ça ?

          Il entra dans la salle de bain, se regarda dans le miroir. Il avait l’air épuisé. Il effleura les brosses à dents, le dentifrice, le savon posé sur la tablette près du lavabo. Toucher ces objets concrets le ramena à la réalité.

          C’était de la mythologie, pas la vérité. Yoenaï était bien vivante. Bien humaine. Il l’avait tenue dans ses bras…

          Il résolut de s’assurer de cela dès le lendemain. Il retournerait à la crique, la reverrait, lui raconterait ses doutes. Elle se moquerait de lui…

          Rassuré par cette idée, il se décida enfin à se coucher. Mais pas dans son lit. Trop grand. Il s’allongea sur le canapé et laissa la télé allumée. Ses parents hurleraient s’ils le voyaient faire. Mais ils n’étaient pas là. Il s’endormit finalement.

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